Le numérique à l’école :

des mots ou des maux ?

14.06.2024

« L’informatique est un phénomène qui est en train de bouleverser profondément les pays industrialisés et le monde moderne en général […] L’enseignement secondaire tout entier ne peut rester à l’écart de cette révolution. Il doit préparer au monde de demain, dans lequel ceux qui ignoreront tout de l’informatique seront infirmes »

C’est ainsi que s’exprimait le Ministre Français de l’Education Nationale, dans sa circulaire ministérielle n°70-232, du 21 mai 1970

Il est aisé de remplacer « Informatique » par « Numérique » et d’entrevoir les prémices du désastre annoncé. Les enseignants français, comme ceux des autres pays de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Economique), sont désormais confrontés à ces nouveaux défis digitaux, qui n’ont fait que se renforcer de façon exponentielle depuis la Pandémie de Covid 19. Nous allons voir ici les différentes formes que prennent ces défis et de quelle façon ils façonnent les relations professeurs/élèves, au détriment – le plus souvent – d’un apprentissage « en profondeur ». Il sera aussi démontré les effets plus que délétères que les postures induites par l’usage excessif des écrans, infligent aux squelettes et aux yeux des élèves (et, osons le dire, à ceux des enseignants).

1/ les relations professeurs/élèves

Depuis le début des années 2010, l’accélération des Espaces Numériques de Travail (ENT) est de mise. Il faut « rattraper » à tout prix le « retard » accumulé par rapport aux pays anglo-saxons. Il faut « Réussir l’Ecole numérique » et les projets de loi s’additionnent.

A Monaco, le “Collège numérique” depuis 2020, suivi du “Lycée numérique” en sont l’illustration. On passe de plus en plus de temps devant les écrans, chez soi et … à l’école. Il fut un temps pas si lointain, où l’élève en perdition levait le doigt pour demander de l’aide à son professeur ; ce temps est révolu. Désormais, le même élève envoie un jolie bouée virtuelle via l’outil de gestion de classe numérique. Ainsi, alors même que nos deux êtres humains -certes de taille et savoir différents- sont dans la même pièce, il ne convient plus d’avoir un échange visuel direct pour communiquer, mais il est bien plus éducatif de passer par l’écran… 

L’écran est le centre de toute l’attention et il ouvre des portes en nombre infini, sur le reste du monde. Une question ? Une interrogation quelle qu’elle soit, trouvera via l’écran des réponses par milliers. Un clic et le « SAVOIR » vient à l’élève. Aucun effort n’est requis, juste un peu d’agilité… digitale.

Dès lors, à quoi servent donc les professeurs ? A naviguer au milieu de ce nouveau monde sans limite. Soit… Peut-être n’est-ce néanmoins pas pour ce type de relations prof/élève que la plupart de nos collègues ont embrassé le métier. Peut être que la pédagogie et l’amour de la transmission étaient les motivations de base de leur engagement ? A l’heure où les vocations se font de plus en plus rares et où l’Intelligence Artificielle étend sa menace sur les savoirs et les comportements, ne négligeons pas l’aspect humain de notre « ex plus beau métier du monde ».

Le SEM a d’ailleurs publié un « billet d’humeur » émanant d’un enseignant du primaire, au sujet des méfaits de la présence du numérique dans l’école, en mai 2023. 

 2/ Les effets délétères sur l’apprentissage

Dans un article de Philippe Bihouix paru le 27/9/2021 dans le magazine «Reporterre », l’auteur dénonce la mainmise des promoteurs du numérique sur « les pédagogues », les mirages sont nombreux -en terme de concentration, de motivation et d’amélioration des performances- vantés par ces marchands de tapis 2.0 au monde de l’Education, alors même que tous ces miracles n’ont été corroborés par aucune étude scientifique… AUCUNE. Contrairement à l’avalanche d’études qui prouvent au contraire que « Les écrans sont bien responsables de la baisse du niveau des élèves » selon le Gouvernement suédois, qui s’est lui-même appuyé sur un grand nombre de ces études internationales pour décider le retour aux manuels scolaires d’ici 2025 (CF : Educational Research Review vol 25, parue en novembre 2018 in « Science Direct ») Il est précisé dans plusieurs articles scientifiques que « les écrans peuvent déconcentrer les élèves, surtout s’ils ont déjà des difficultés d’attention ». 

Le Conseil Supérieur des Programmes, (organisme officiel français) a rendu en juin 2022, sur commande du Ministère de l’Education Nationale français, un avis qui dit ceci à propos de la contribution du numérique à la transmission des savoirs : « Rien n’a pu prouver que le numérique améliorait les apprentissages » et le même Conseil Supérieur recommandait « le maintien des supports papier et des relations humaines » 

Le CSP va plus loin en ce qui concerne les incidences du numérique sur les apprentissages, les relations inter-individuelles et la santé : « L’utilisation très importante des appareils numériques à l’école provoque des baisses de résultats, diminue la réflexion, l’imagination et la sensibilité. La surexposition aux écrans provoque des troubles du langage, de l’attention et du comportement, entraîne l’isolement social et l’appauvrissement des relations intra-familiales ». Le CSP  estime ainsi que « l’Education Nationale est devenue un marché ouvert aux stratégies commerciales des géants du Numérique » … N’en jetez plus ! 

Le SEM pourrait multiplier ici les témoignages d’enseignants (mais aussi de parents), désarçonnés par l’apathie ou au contraire, l’excitation excessive, le manque d’empathie (tiens tiens… les pays scandinaves pourraient encore une fois, nous donner quelques leçons à ce sujet) ou l’absence d’imagination qui caractérisent les générations d’élèves actuelles.  Les troubles du comportement induits par l’usage excessif des écrans, décrits dans la pléthore de publications consacrées au sujet, vont du manque de concentration à une hyper agressivité et au rejet de l’autorité, en passant par la phobie scolaire, l’hyperactivité, la dépression et tout un éventail de comportements asociaux qui peuvent mener au harcèlement scolaire et au suicide. A ce sujet, le cyber harcèlement, lié aux capacités désormais inépuisables des outils technologiques à la disposition de tout élève de l’OCDE, est un sujet brûlant qui devrait être au centre des préoccupations de tout membre de la communauté éducative, des parents et des autorités compétentes, que le SEM invite à la plus grande vigilance, concernant les conséquences (très clairement répertoriées) de l’usage desdites technologies.

3/ Les conséquences sur la santé physique de l’élève et de l’enseignant

L’académie de Médecine, dans une note publiée le 8 février 2023, revient sur les risques encourus par les usagers des écrans. En effet, la lumière bleue diffusée par les écrans (particulièrement la nuit) « émet des ultraviolets dont les effets délétères sur la rétine sont connus », et peut mener à « une dérégulation du rythme veille-sommeil, source de perturbations du sommeil, troubles cognitifs et de l’humeur » ainsi qu’à un risque accru de « surpoids et même d’obésité »

On note par ailleurs dans l’article « Les troubles liés à l’usage excessif du numérique » dans le magazine « Maad Digital » du 13/7/2022, une réduction de l’activité physique (OMS) propice à cette prise excessive de poids. Et dans un article de l’assureur CNP Assurances, en date du 8/8/2023, il est fait mention de troubles musculo-squelettiques provoqués par les mauvaises postures induites, à l’école, au travail, (pour les personnels enseignants aussi bien que dans la population générale) et dans les transports, chez les adultes comme chez les enfants. Ces positions entraînent des douleurs, parfois intenses, au niveau du dos et du cou, mais aussi des poignets, du coude et des mains. Ces affections touchent les articulations, les muscles et les tendons, la lombalgie en est un douloureux exemple très répandu. Le Docteur Raouf Boujedaini, médecin traumatologue à l’IM2S de Monaco, peut d’ailleurs en témoigner, j’invite nos lecteurs à le consulter si besoin…

Il convient d’ajouter que le SEM a posé des questions d’ordre technique, à la DENJS, concernant les ondes électromagnétiques émises par les ordinateurs présents en nombre dans les établissements scolaires de la Principauté. Ces données sont mesurées par un organisme d’état (la DPRN) et disponibles sur le site cartoradio.mc, mais les dernières mesures dans les écoles de Monaco que nous avons trouvées, sont antérieures à la période Covid de 2020 et ont été mesurées en période de vacances scolaires, lorsque les établissements étaient vides. Nos questions furent posées à l’automne 2022, à ce jour, le SEM n’a reçu aucune réponse.

En conclusion, le SEM n’invente rien et présente les faits, vérifiés et clairement établis, qui devraient servir de base à un dialogue dépassionné. Nous ne faisons que constater la multiplication des heures d’écran à l’école, dès la maternelle. Nous observons le déferlement d’objets numériques au sein des établissements scolaires de la Principauté : tablettes dès la maternelle, ordinateurs portables à partir du collège. Cette politique volontariste du tout-numérique, à prix d’or, offre-t-elle une réelle plus-value à l’enseignement ? Rien n’est moins sûr, et les enseignants sont de plus en plus  nombreux à opérer un retour aux anciennes pratiques pédagogiques. 

Bien sûr les professeurs ne sont pas rétrogrades et ne rejettent pas en bloc le numérique dont l’usage est présent depuis longtemps dans leur pédagogie. Ils applaudissent même des deux mains la volonté du gouvernement de former les élèves de la Principauté pour s’acculturer au numérique, ses codes, ses atouts mais aussi ses dangers. Mais proclamer le numérique comme l’alpha et l’omega de l’éducation, nous semble être une véritable escroquerie intellectuelle, dont le but est plus d’être la vitrine d’un Monaco à la pointe du progrès, que d’une véritable volonté d’améliorer les compétences et les connaissances de nos élèves. Une fois de plus, la mise en place de ces nouvelles pratiques s’est faite sans l’avis de la grande majorité des enseignants, elle leur a été imposée pour répondre à une volonté administrative éloignée de la connaissance du terrain. 

C’est pourquoi nous invitons aujourd’hui notre autorité de tutelle à engager avec nous une concertation afin de définir les limites des usages du Numérique, dans une optique concentrée sur le maintien de l’excellence et de la pertinence de l’enseignement en Principauté. Construisons un avenir toujours plus fécond pour nos élèves, dans une perspective de santé publique.